Dans notre civilisation de consommation et de divertissement, la privation peut apparaître comme la non-valeur par excellence. Pendant ce temps de Carême, L’Eglise nous propose cependant de nous priver de certaines choses, à certains moments. Dans quel but?
Qu’il s’agisse de « se faire plaisir », de profiter de la vie, autant que les contraintes de nos existences nous le permettent, ou de consommer pour créer de la demande et de l’emploi, et ainsi faire « tourner l’économie », se priver semble, par contraste, être un comportement immoral. Peut-être est-ce même l’un des péchés capitaux de notre temps.
Alors, pourquoi l’Eglise, aujourd’hui encore, semble-t-elle nous proposer une certaine forme de privation, de Carême en Carême? La privation n’est-elle pas liée à une conception moraliste, voire doloriste de la religion, pour laquelle toute forme de plaisir serait coupable, et la souffrance, au contraire et en elle-même, voie du salut de nos âmes? Ne doit-on pas y voir un rejet de la vie et de la joie qui l’accompagne?
Certaines conceptions doloristes ont certainement eu cours, à certaines époques de l’Histoire de l’Eglise, et même encore assez récemment. Nos aînés s’en souviennent encore. N’entrons pas ici dans les détails historiques, mais rappelons que, après des siècles de prescriptions rigoureuses en matière de jeûne, notamment de privation de viande, pendant le carême, l’Eglise catholique a fortement allégé celles-ci dès 1949. Le pape Pie XII a alors fait limiter le jeûne obligatoire aux seuls jours du mercredi des Cendres et du Vendredi saint. Ces deux jours-là, il est notamment demandé aux chrétiens de s’abstenir de manger de la viande.
Un appel à la responsabilité spirituelle
Cette limitation très importante de l’obligation de jeûner a cependant été accompagnée, dans les décennies suivantes et jusqu’à aujourd’hui, par un appel à prier davantage, à partager avec son prochain le plus démuni. Le jeûne est également proposé en dehors des deux jours obligatoires, c’est-à-dire sur base volontaire: chaque chrétien est appelé à discerner, pour lui-même, ce qu’il peut faire en terme de privation, que ce soit de nourriture, mais aussi dans d’autres domaines.
Un appel, donc, à une sorte de responsabilité spirituelle en période de Carême. Avec cet avantage qu’une large place est faite à l’engagement personnel, mais aussi l’inconvénient, peut-être, d’une perte de repères ou de critères clairs pour certains. Le danger d’une exigence trop forte, voire d’une certaine contrainte sociale – comme ce fut le cas dans nos sociétés chrétiennes pendant des siècles –, est cependant de perdre de vue le sens de ce que l’on fait, la finalité de certaines pratiques.
Revenons-en donc à cette question: pourquoi se priver, pendant le Carême ou à d’autres moments? Quel est le sens de la privation pour un chrétien?
Le retour de la sobriété
Pour commencer, il est intéressant d’observer que, en dehors de la sphère religieuse, la sobriété a fait un retour inattendu ces dernières années, notamment dans certains courants altermondialistes et écologistes. La sobriété, qui passe par une forme de privation, est voulue et vécue ici comme une saine réaction à un modèle de surconsommation économique, qui nous entraîne dans une spirale infernale. Cette spirale est celle d’un modèle de croissance qui n’est plus tenable – celui proposé par un certain néolibéralisme: augmenter la production de manière illimitée, en créant sans cesse de nouveaux besoins et une nouvelle demande et donc une nouvelle offre, entraînant une surexploitation des ressources insupportable pour notre planète, au profit d’une élite mondiale, sans que ce mécanisme aveugle soit accompagné d’une dynamique de juste partage des richesses.
On assiste alors à un retournement éthique, d’ailleurs encouragé par le pape François et, dans la même ligne, par la dernière lettre des évêques de Belgique, « La communion des peuples ». Ce retournement peut être résumé ainsi: si l’on se prive de surconsommer, c’est pour favoriser un autre modèle d’humanité, pour préserver les ressources de la terre et assurer l’avenir des générations suivantes.
Cette privation peut, par ailleurs, prendre aujourd’hui une forme très concrète: à quoi suis-je prêt à renoncer de consommer, pour qu’un autre que moi puisse vivre, tout simplement, dans la plus élémentaire dignité? Suis-je prêt à renoncer à acheter un nouveau smartphone pour que quelqu’un, ailleurs sur la planète, puisse payer une année de scolarité à un enfant grâce à mon don? Ou pour qu’une coopérative paysanne puisse investir dans des moyens de production durable, pour mieux lutter contre l’industrie agro-alimentaire qui écrase les paysans et détruit l’environnement? Suis-je prêt à renoncer au dernier jeu vidéo pour aider une association, près de chez moi, à soutenir concrètement les plus démunis?
Et si je suis milliardaire en dollars ou en euros, suis-je prêt à me priver de quelques milliards supplémentaires et superflus, pour réinvestir dans une entreprise et garantir un emploi plus stable à des dizaines de travailleurs, plutôt que restructurer ou relocaliser l’outil de travail?
Dans ces différents cas de figure, la privation a un sens et un objectif très concrets: si je me prive, c’est pour laisser une place à l’autre, pour lui permettre de vivre davantage dans la dignité. La privation, n’est donc pas, ici, un but en soi, mais vise un plus grand bien, un surcroît de vie. Et c’est clairement un tel bien qui est l’un des objectifs du Carême pour les chrétiens. (…)
> Lire la suite de cet article dans le journal Dimanche n°9 du 5 mars 2017 – S’abonner à Dimanche
Christophe HERINCKX