Avec "Potentiel du sinistre", Thomas Coppey signe un premier roman réussi. Une fiction qui n'est pas aussi imaginaire que l'on pourrait le croire…
Spécialiste de l'ingénierie fiscale, Chanard a tout pour lui. Il vient d'être engagé dans une firme cotée en bourse, est marié avec une jeune femme que l'on suppose ravissante et ils ont une petite fille qui fait leur fierté. Jusqu'au jour où une faille, d'abord imperceptible, se glisse dans les rouages précis de sa vie. En esquissant le portrait d'un jeune trentenaire prometteur, Thomas Coppey dépeint le processus qui mène ces cadres assertifs aux commandes des grandes entreprises. S'ils gagnent leur vie de façon mirobolante, ces jeunes diplômés n'en sont pas moins esclaves de la Société qui les emploie. Et les multiples avantages sonnants et trébuchants – tel l'abonnement offert à une salle de sports ultra tendance – sont autant de liens censés les retenir pour le meilleur, voire parfois le pire. L'Entreprise habite leur vie, elle conditionne leurs choix et mode unique de pensée, étant devenue indispensable par la reconnaissance sociale qu'elle leur octroie.
Oui, mais…
En démontant les mécanismes qui régissent les comportements des managers performants, Thomas Coppey n'hésite pas à épingler les processus tentaculaires qui régissent la vie de ceux-ci. Dans ces grandes entreprises, tout a été prévu, jusqu'aux défaillances et aux chutes de rendement que l'on espère passagères. Magnanime, le Groupe sait se montrer patient lorsqu'un Talent faiblit. Là aussi, une marche à suivre a été prévue : "avertissements; mises à l'essai; suspensions sans solde; rétrogradations; réductions de salaires; résiliation de contrat; réparations; poursuites judiciaires. Personne ne souhaite en arriver là. Une décision est attendue.". Et pourtant, Chanard, ce jeune homme brillant, est la proie des doutes. Après avoir travaillé de manière compulsive, le voilà traversé par une crise existentielle, tiraillé entre ses aspirations éthiques profondes et son devoir de père de famille nourricier. Car il doit assumer des contraintes financières élevées pour maintenir un mode de vie confortable à sa famille, son épouse ayant arrêté de travailler et tous deux souhaitant le meilleur pour leur fille unique, future championne de tennis.
Le langage, vecteur de puissance
La chute se veut drôle. Elle est juste pathétique. En plein burn-out, Chanard lève le pied pour retomber dans une structure psychiatrique régie par les mêmes travers et pseudo-valeurs : "Performance. Transparence. Courtoisie. Engagement. Ethique. Humanité". Les majuscules ne sont pas le fait du hasard, elles soulignent l'appropriation d'un code de conduite dicté par les meilleurs penseurs. Car l'arrogance du système est telle que les concepteurs de ces thèses de management n'hésitent pas à recourir à de multiples citations pour étayer le bien-fondé de leur discours. Une apparence savante rassure les esprits, quels qu'ils soient! Si le personnage principal traque les mégatendances contemporaines pour développer de nouveaux outils de gestion de fortune et placements bancaires, l'auteur envisage, lui, le jargon propre à ce milieu professionnel. Comme il l'explique : "Il y a ce mot, finance, ses enjeux impénétrables : en surface, les faillites spectaculaires de banques réputées, les chutes bruyantes de traders mégalomanes. Parfois des chiffres, les transactions faramineuses, chaque jour, de plusieurs milliers de milliards de dollars. Il y a cet autre mot, management, et ce n’est plus de la confusion, mais une sorte d’anxiété que l’on peut éprouver à voir ses techniques inspirées de l’armée imprégner des champs de l’espace social toujours plus étendus, l’école, l’hôpital, l’entreprise, la politique, la famille. Et sous couvert de perfectionnement de l’entreprise ou de l’institution, des formes de contrôle plus efficaces parce que moins visibles.
Alors, au croisement de ces deux motifs, et de leur langage singulier, j’ai trouvé un individu. Un ingénieur financier compétent dans sa branche, de ceux qui mettent au point les moyens d’échanger les milliards abstraits. Pour lui, concevoir le schéma financier qui devrait permettre de miser les capitaux sur les catastrophes naturelles ne semble pas anormal.".
Faillite annoncée
La fin du livre sonne le glas de la carrière de Chanard. Pourtant, dès les premiers mots, le roman porte déjà la trace d'une fêlure: "Si Chanard avait des doutes, si certaines de ses paroles sonnaient, lors des premiers entretiens, comme des tentatives pour se vendre, il s'est peu à peu approprié le discours du Groupe.". Oui, Chanard a failli vendre son âme au Groupe, il a même perdu son prénom dans l'aventure. Alors, qu'il s'appelle Pierre ou Paul, peu importe. Son histoire symbolise celle d'un homme qui s'affranchit du système, malgré lui. Les ailes brûlées au feu de l'ambition, il est retombé dans les lisières de la normalité.
Angélique TASIAUX
"Potentiel du sinistre", Thomas COPPEY. Editions Actes Sud, 2013, 215 p.
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